Tunisienne, laïque et fière de l'être

Pour avoir déclaré qu'elle était athée, Nadia El
Fani s'est attirée les foudres des islamistes. Mais aussi de Tunisiens
plus modérés.

Par Isabelle Mandraud

L'attaque d'islamistes radicaux, le 9 octobre à Tunis, l'a fait
réagir, une fois de plus. Ils tentaient de s'en prendre aux locaux de la
télévision privée Nessma, après la diffusion du film franco-iranien Persepolis. "Les salafistes n'ont pas à remplacer la dictature de Ben Ali, s'indigne Nadia El Fani. Les
'barbus' atteindront leur but si on continue à avoir peur. On se tait
en pensant qu'il ne faut pas réveiller la bête, mais la bête est là."
La réalisatrice franco-tunisienne est elle-même devenue la cible de
violentes agressions depuis la diffusion de son court-métrage Ni Allah ni maître, rebaptisé depuis Laïcité, inch'Allah !.
Alors que la Tunisie s'apprête à élire, le 23 octobre, les membres de
l'Assemblée constituante - le premier scrutin libre du pays, dix mois
après la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali -, la place de la
religion hante les esprits. Même si beaucoup de Tunisiens angoissés à
l'idée de semer la discorde dans une période sensible s'accordent sur le
fait que "ce n'est pas le moment d'en parler".

Nadia El Fani n'est pas de cet avis. Têtue, cette militante laïque et
féministe de 51 ans, fille de militants communistes, a décidé de
contacter Nessma TV pour organiser un débat autour de son documentaire.
Elle veut également mettre celui-ci, dans sa version arabe, à
disposition du public tunisien, gratuitement sur Internet. "Ce n'est pas le moment de céder, dit-elle, mais d'enfoncer le clou. On ne se bat pas assez." Une position intransigeante qui l'isole. "Mes amis de gauche m'ont lâchée, ils me soutiennent du bout des lèvres pour la liberté d'expression, constate-t-elle, dépitée. Ils
disent que ce n'est pas le moment de parler de laïcité. Mais quand ? Il
faut le faire maintenant, ce n'est pas demain qu'on refera une
constituante !" Le 23 octobre, elle votera pour le petit parti Doustourna, créé par des citoyens de la société civile, "les seuls, souligne-t-elle, qui ont présenté un vrai projet de Constitution". Les seuls, aussi, à ne plus mentionner l'islam comme religion d'Etat dans l'article 1.

Commencé sur le thème de la désobéissance pendant le règne de l'ancien président déchu, sous prétexte de "filmer les festivités du ramadan",
le documentaire de Nadia El Fani a changé du tout au tout avec la
révolution tunisienne, la première du "printemps arabe". Cette fois, il
s'agit bien de lever un tabou. La réalisatrice se met elle-même en
scène, quelques jours après le soulèvement tunisien, interpellant ici un
"barbu" sur la place de la Kasbah, lieu symbolique de la contestation,
se mêlant là à une manifestation de l'Association des femmes démocrates,
ou bien encore filmant les vitres masquées de papier d'un café de Tunis
destinées à cacher des regards, pendant le ramadan, les "dé-jeûneurs". "Ça me rappelle les sex-shops à Paris", commente-t-elle.

Avant même d'être vu, le documentaire, qui n'a été diffusé en Tunisie
qu'à trois reprises, provoque l'ire des islamistes. Mais c'est surtout
l'interview de Nadia El Fani, en avril, sur la chaîne privée Hannibal
TV, qui déclenche les réactions les plus virulentes. Chauve, parce
qu'atteinte d'un cancer, la réalisatrice y déclare " ne pas croire en Dieu ".
Menaces de mort, photomontages pornographiques s'ensuivent. Une page
Facebook, intitulée " Dix millions de crachats sur la tête de cette
truie chauve ", est créée.

En mai, au Festival de Cannes, où son documentaire sera acheté par la
société de production Jours de fête moyennant le changement de titre,
elle est sous protection policière. "Les islamistes ont dit que je me baladais à Tunis avec deux gardes du corps de l'ambassade de France",
soupire Nadia El Fani. Le 26 juin, la projection organisée au cinéma
AfricArt, au centre de Tunis, à côté du ministère de l'intérieur, tourne
à l'émeute. Des islamistes agressent les spectateurs - "mon père était dans la salle" -, saccagent les vitres et les guichets. Une plainte sera déposée contre elle " pour atteinte au sacré, aux bonnes moeurs et au principe religieux ".
Dans ce concert de haine, le journaliste Taoufik Ben Brik, bête noire
du régime de Ben Ali, apporte son concours. Interrogé le 27 juin sur la
radio Mosaïque FM, il déclare que le documentaire "constitue une atteinte aux valeurs et à la foi des Tunisiens". "Ces gens font de la pornographie idéologique", assène-t-il.



Née en 1960 dans le 20e arrondissement de Paris, de mère française et
de père tunisien, Nadia El Fani n'a cessé de faire des allers-retours
entre les deux rives de la Méditerranée après le divorce de ses parents,
partageant son enfance et son adolescence entre Moulins (Allier) et
Tunis. Son père, fonctionnaire, milite dans la clandestinité pour le
Parti communiste tunisien, alors interdit, au sein de la cellule
"Kleber" - du nom de la rue de la demeure familiale à Tunis, dans le
quartier Lafayette. Ce qui inspirera à Nadia El Fani, en 2008, le
long-métrage Ouled Lenine. "Je me suis rendu compte, raconte-t-elle, que ma fille ne savait rien de l'histoire de la Tunisie. Alors que dire de la jeunesse tunisienne, qui n'a connu que Ben Ali ?"

En 1987, l'accession au pouvoir du militaire Zine El-Abidine Ben Ali,
après le long règne - trente ans - d'Habib Bourguiba, père de
l'indépendance tunisienne, lui donne l'espoir que l'espace s'ouvrira un
peu malgré les mises en garde de son père. "Il disait que les généraux, ça n'a jamais été bon pour la démocratie." Elle se lance dans le cinéma, devient assistante de production de Roman Polanski (Pirates, en 1986), de Franco Zeffirelli (Toscanini, en 1988), de Romain Goupil (Maman,
en 1990)... Mais très vite, alors qu'elle se lance elle-même derrière
la caméra, elle déchante. Les contrôles et la censure se multiplient. "J'ai tenu le coup là-bas jusqu'en 2002 mais, dès 1994, les choses avaient commencé à se gâter."

"Anarcho de gauche", comme elle se définit, athée revendiquée, Nadia
El Fani, qui arbore aujourd'hui des cheveux teints en bleu, milite à sa
façon, volontiers provocatrice, sans jamais rien céder aux islamistes. "Pour moi, il n'y a pas d'islamistes modérés. Leur pensée est antidémocratique, ils ne sont pas pour l'égalité citoyenne."
Certes, reconnaît-elle, le parti Ennahda, hier clandestin et
aujourd'hui favori des sondages pour le scrutin du 23 octobre, a voté la
parité, "mais pour des vues politiciennes". "Ghannouchi [Rachid, chef du parti Ennahda, revenu de son exil londonien après la révolution] a parlé de Laïcité, inch'Allah ! comme
d'un film "débile" qui prétend que la révolution ne s'est pas faite
contre Ben Ali mais contre Allah. Je me demande si je ne vais pas
l'attaquer pour diffamation... ", poursuit-elle. Nadia El Fani votera avec la communauté tunisienne de France car désormais, "là-bas, pour certains, mon nom est le diable".


source: le monde

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